Depuis que les poings sont lacés et que les cloches retentissent, une question passionnée et souvent houleuse hante les arènes et les discussions d'amateurs éclairés comme de néophytes : qui est le plus grand boxeur de tous les temps ? Le débat, aussi ancien que le noble art lui-même, semble éternel, alimenté par les exploits de chaque génération.Pourtant, au milieu du panthéon des poids lourds où trônent des figures mythiques telles que Muhammad Ali, George Foreman et Mike Tyson, un consensus surprenant et puissant émerge, désignant un homme dont le nom, bien que sacré pour les puristes, résonne parfois moins fort auprès du grand public : Sugar Ray Robinson.
Les critères pour évaluer la "grandeur" en boxe sont multiples et souvent subjectifs. S'agit-il du palmarès brut, du nombre de ceintures mondiales accumulées ? Ou bien du style, de cette alchimie unique de vitesse, de puissance, d'intelligence et de grâce sur le ring ? Faut-il considérer l'impact culturel et social, la capacité à transcender le sport ? Ou encore ces qualités plus insaisissables que sont le courage indomptable, le charisme magnétique, la résilience face à l'adversité ?
Muhammad Ali, celui qui s'est lui-même proclamé "The Greatest", semblait cocher toutes ces cases avec une aisance déconcertante. Son jeu de jambes révolutionnaire, ses réflexes fulgurants, sa personnalité flamboyante et son engagement socio-politique ont fait de lui une icône planétaire. Pourtant, ce même Ali, dont la confiance en soi était légendaire, n'a jamais hésité à rendre hommage à celui qu'il considérait comme son maître absolu. « Mon idole en grandissant, c’était Sugar Ray Robinson.Muhammad Ali est une création. Sugar Ray Robinson, lui, était né. Il est le plus grand de tous, » a déclaré Ali, soulignant une distinction fondamentale entre le talent inné et le génie façonné. Pour Ali, Robinson incarnait la perfection pugilistique à l'état pur.
Né Walker Smith Jr., Sugar Ray Robinson a redéfini l'art de la boxe bien avant qu'Ali ne danse sur le ring. Avec une carrière professionnelle s'étalant sur un quart de siècle, de 1940 à 1965, Robinson a disputé un nombre stupéfiant de 201 combats. Il a été champion du monde des poids welters, puis a conquis à cinq reprises la couronne des poids moyens, une prouesse inégalée. Sa technique était un mélange éblouissant de vitesse foudroyante, de puissance dans les deux poings, d'un jeu de jambes comparable à celui d'un danseur étoile et d'une intelligence tactique hors du commun. Il n'était pas seulement un combattant ; il était un artiste du ring, capable de s'adapter à tous les styles, de boxer en finesse ou de s'engager dans des guerres d'usure.
Cette virtuosité n'a pas échappé à un autre titan des poids lourds, George Foreman. Connu pour sa puissance de frappe dévastatrice et son incroyable come-back qui l'a vu redevenir champion du monde à un âge avancé, Foreman possédait un œil aiguisé pour le talent pur. Son admiration pour Robinson était sans équivoque. « Aucun doute là-dessus. Sugar Ray Robinson était le meilleur que j’aie jamais vu, » a affirmé Foreman. Pour un homme qui a affronté Ali au sommet de sa gloire et partagé le ring avec d'autres légendes, cette déclaration pèse lourd. Foreman reconnaissait chez Robinson une maîtrise technique et une polyvalence qui transcendaient les catégories de poids.
L'une des démonstrations les plus célèbres du génie de Robinson fut sa sixième et dernière confrontation avec Jake LaMotta, le "Taureau du Bronx", le 14 février 1951. Ce combat, surnommé le "Massacre de la Saint-Valentin", vit Robinson infliger une correction mémorable à LaMotta pour lui ravir le titre mondial des poids moyens, arrêtant le combat au treizième round. Ce n'était là qu'un des nombreux chapitres d'une rivalité épique qui a marqué l'âge d'or de la boxe. Robinson a accumulé les victoires contre les meilleurs de son époque, laissant une empreinte indélébile.
Plus tard, une autre force de la nature allait déferler sur le monde de la boxe : Mike Tyson. Incarnation de la férocité et de la puissance brute dans les années 1980 et 1990, "Iron Mike" a terrorisé la division des poids lourds, devenant le plus jeune champion du monde de l'histoire de la catégorie. Passionné d'histoire de la boxe, Tyson, malgré son propre statut d'icône, a rejoint le chœur des louanges envers Robinson. Dans une interview, son verdict fut direct et sans appel : « Sugar Ray Robinson était le plus grand boxeur ayant jamais vécu. Point final. » Pour Tyson, qui a étudié les maîtres qui a étudié les maîtres anciens avec une ferveur quasi religieuse, Robinson représentait l'apogée de l'art pugilistique, un combattant complet dont l'héritage technique restait une source d'inspiration.
La carrière phénoménale de Robinson s'est achevée en novembre 1965, après une défaite aux points face à Joey Archer. Il laissait derrière lui un palmarès de 174 victoires (dont 109 par KO), 19 défaites, 6 nuls et 2 sans décision. Mais au-delà des chiffres, c'est son influence qui perdure. Il est souvent considéré comme l'initiateur du concept de "pound for pound" (meilleur boxeur toutes catégories confondues), une reconnaissance de sa supériorité technique et de sa capacité à dominer, quel que soit le poids.
Alors, pourquoi ce décalage entre la reconnaissance quasi unanime de ses pairs et une notoriété publique parfois moindre que celle d'un Ali ou d'un Tyson ? Plusieurs facteurs entrent en jeu. L'apogée de Robinson se situe avant l'ère de la télévision satellitaire et de la médiatisation globale qui a propulsé Ali au rang de superstar mondiale. De plus, son élégance et sa sophistication, bien que révolutionnaires, contrastaient avec le charisme volcanique et les prises de position tonitruantes d'Ali, ou la terreur brute qu'inspirait Tyson.
Pourtant, le témoignage concordant de ces trois géants – Ali le danseur poète, Foreman le colosse au punch d'acier, et Tyson la force indomptable – confère à la candidature de Robinson une légitimité quasi divine. Ils représentent différentes époques, différents styles, différentes approches de la boxe, mais leur regard convergent vers la même silhouette élégante et redoutable.
En définitive, la notion de "plus grand" demeurera toujours empreinte de subjectivité. Chaque amateur aura son favori, chaque époque ses héros. Néanmoins, lorsque des légendes de la trempe d'Ali, Foreman et Tyson s'accordent avec une telle conviction, il devient difficile de ne pas considérer Sugar Ray Robinson comme une figure tutélaire, un phare dont la lumière continue d'éclairer le noble art. Il est celui qui, par son génie, a non seulement accumulé les titres, mais a surtout inspiré des générations de boxeurs à viser l'excellence, à repousser les limites de leur art. Dans ce combat pour la postérité, Sugar Ray Robinson semble bien tenir la corde, solidement ancré par le respect indéfectible des plus grands parmi les grands.
